Au Bar du Matin à Toulouse – 14 juin 2024.
Pierre-Yves Péchoux raconte son parcours professionnel et personnel dans les années 1960, notamment sa première affectation en tant que professeur au lycée Clemenceau à Reims. Là, il a fait la connaissance d’Alain Badiou, alors jeune enseignant, et a intégré un groupe de jeunes professeurs, tous affectés à une classe difficile de première. Il décrit la solidarité au sein de ce groupe, le comparant à un kibboutz. Il évoque également son refus de travailler en Algérie à cause de la situation coloniale qu’il avait découverte durant un séjour de travail et de recherche en Tunisie.
Après deux ans d’enseignement, Pierre-Yves Péchoux exprime son épuisement et son souhait de quitter le lycée pour un poste d’assistant à l’université. Il raconte comment, grâce à son bon dossier académique, il a obtenu un poste à Toulouse, ville où il a rencontré Raymond Badiou, le père d’Alain, ancien maire de la ville et figure de la Résistance.
Pierre-Yves Péchoux aborde aussi ses réflexions politiques, son engagement anti-colonialiste, ses relations avec le Parti communiste français (PCF), ainsi que son intérêt pour l’écologie politique. Il se souvient de sa participation active dans les luttes sociales et des influences intellectuelles marquantes de cette période.
Pierre-Yves Pechoux, président de la Société de géographie de Toulouse – professeur agrégé de géographie – ancien expert du United Nations Development Programm – maître de conférences de l’université Toulouse.
J’ai rencontré Alain Badiou au lycée Clemenceau à Reims lors de ma première affectation. Nous étions à l’époque un petit groupe de professeurs qui étions rapprochés les uns des autres par notre jeune âge et notre expérience limitée…. Nous étions affectés comme débutants à la première M Prime qui était une classe de niveau concentrant les moins bons élèves. Nous formions un groupe uni entre un professeur de physique ulmien, une professeure de mathématiques sévrienne, un professeur d’histoire-géographie cloutier et quelques autres qui avaient simplement le CAPES, dont l’un s’exprimait avec un accent catalan qui surprenait les élèves. Dans ce groupe, nous avions intégré le professeur de gymnastique pour prendre en compte toutes les disciplines d’une classe qui n’était ni facile ni brillante. On a fonctionné un peu comme un kibboutz. On se retrouvait midi et soir à la cantine parce que, submergés par le travail, on n’avait pas le temps de faire la cuisine chez nous quand par hasard on avait un chez nous. Nous logions tous dans des chambres louées. On avait décidé de travailler ensemble à améliorer cette première. Alain Badiou était proche de nous par l’âge et par l’origine alors qu’il n’y a pas de philosophie en première. On s’entendait bien. Notre travail et notre classe nous unissaient. Notre volonté était de répondre par des résultats aux autorités du lycée qui nous avaient affectés, bien que débutants, à une classe difficile. Nos moyens étaient médiocres et nous faisions face à une équipe de trente-huit jeunes gens. Il n’y avait déjà pas assez de profs. J’étais arrivé comme le quatrième professeur d’histoire-géographie dans un établissement à qui il en avait été promis dix. Tous les autres étaient des remplaçants récupérés à droite à gauche. On voulait tenir nos élèves et on avait décidé pour cela qu’on déciderait aussi ensemble de la façon dont le professeur de gymnastique conduirait ses cours. Alain Badiou partageait notre table. Nous ne croisions guère les autres professeurs, plus âgés que nous, car ils étaient en ménage. C’est pourquoi j’emploie le terme de kibboutz pour tous ceux de la M prime.
J’étais arrivé au lycée en novembre 1962 avec du retard. Au lendemain du jour où j’avais obtenu l’agrégation. Un membre du jury de l’agrégation m’avait affirmé que je devais enseigner en Algérie. A ses yeux, cela était la contrepartie de mon passage dans une grande école. Je me suis vivement opposé à cette perspective. J’avais déjà travaillé un an en Tunisie pour y préparer mes mémoires de diplôme d’études supérieures. En outre, j’avais un très bon camarade d’Ecole dont les parents, cultivateurs à Sainte-Barbe-du-Tlélat, à 27 km au sud-est d’Oran, m’avaient décrit la situation coloniale. Mon camarade m’avait expliqué comment en Algérie, dès le primaire, l’école était un instrument de discrimination. Je savais qu’au lycée c’était encore plus compliqué dans les préfectures d’Oran ou d’Alger. Je doutais de pouvoir enseigner histoire & géo comme mes maîtres me l’avaient appris…
Au cours de ma deuxième année au lycée Clemenceau à Reims, je commençais à en avoir marre du lycée. J’avais confié à mes anciens professeurs de la Sorbonne que je souhaitais devenir assistant dans le supérieur. A l’époque, il n’y avait pas de commission nationale pour évaluer les mérites et les compétences des candidats à un poste d’assistant. C’était la réputation qui tenait lieu de viatique. Assez bon étudiant et reçu à l’agrégation, j’avais fait l’effort qui était rare à l’époque d’aller travailler en Tunisie pour bâtir mes deux mémoires de diplôme. Par la suite, miraculeusement, un conclave de la Sorbonne réunissant le doyen et quelques proches, m’avait attribué le prix destiné à un bon étudiant qui avait fait un bon travail. Ce prix fondé avec la fortune d’un professeur qui avait étudié le Chine à la fin du XIXe siècle n’était pas prestigieux mais il a complété le tableau pour améliorer ma présentation. J’ai appris un peu plus tard, quand j’avais commencé à faire savoir que je souhaitais devenir assistant, que des parisiens avaient consulté quelques professeurs de géographie en province qui ne voyaient pas d’objection à ce que je sois invité quelque part. Un poste d’assistant, ce n’est que pour 3 à 4 années pendant lesquelles il faut faire ses preuves… J’ai été reçu à Aix-en-Provence et alors que je m’apprêtais à m’y rendre, je reçus un message venant de la Fac de lettres, rue Albert Lautmann, me signalant que je pouvais être assistant à Toulouse, ajoutant que c’était « à prendre ou à laisser ». Je ne m’étais rendu qu’une seule fois à Toulouse lors d’une correspondance à la gare Matabiau. Je rappellais Alain Badiou, car je savais qu’il était toulousain même s’il n’en avait pas du tout l’accent. Il est vrai qu’il était né à Rabat. Il m’encouragea à me présenter à son père. Le papa aurait répondu « envoie-moi ton copain, on déjeunera ensemble à la maison. » Je suis allé à la Côte Pavée après avoir rencontré mes futurs collègues qui m’avaient, rue Lautmann , posé trois questions en observant mes fringues et en vérifiant que je ne fumais pas. Ce dernier détail constituait le défaut le plus condamnable pour ces éminents professeurs.
C’est ainsi que j’ai rencontré Raymond Badiou. Je savais que c’était un grand bonhomme puisqu’il avait été choisi par les caciques de la Résistance pour prendre la place de maire de la commune. D’autre part, je connaissais le personnage car il était parfois mentionné dans un des rares médias de l’époque qui se mobilisaient contre la guerre en Algérie, à savoir L’Express. On croyait le connaître comme étant quelqu’un qui partageait nos combats de jeunes professeurs anticolonialistes. J’ai dû lui poser quelques questions sur Toulouse et il m’a certainement dit que c’était une ville vivable.
De toutes façons, je voulais sortir de Reims où je turbinais trop. Statutairement, je devais donner 17 heures de cours par semaine au lycée mais le proviseur m’avait refilé jusqu’à 26 heures et demie, avec des classes qui avaient été traitées au coup par coup par des professeurs différents. J’avais eu affaire à la fois jusqu’à quatre premières, dont aucune n’en était au même stade d’avancement du programme de première. Et à d’autres, de la quatrième à la seconde… Préparations, interrogations écrites et orales, corrections : c’était harassant. Je ne faisais que ça et je lisais un peu le journal : Le Monde -que j’avais appris à lire dès l’hypokhâgne, puis à acheter alternativement avec mon cothurne dès l’après-midi sur le boulevard Saint-Michel – et L’Express. Hors du lycée et en plus du labeur de préparation des cours, j’allais garder la Bourse du travail qui était menacée par les fachos du l’OAS. Car Les syndicats n’avaient pas assez de monde pour s’y relayer. et nous leur prêtions main forte.
Arrivé à Toulouse, j’ai retrouvé Raymond Badiou pour le solliciter. Bien que je fusse le plus récent, le moins toulousain et le plus étranger, mes collègues m’avaient affecté à la rédaction d’un texte sur Toulouse pour une édition de Notes et Etudes documentaires des éditions de la Documentation française. Je ne sais plus si l’ancien maire m’a beacoup aidé, mais j’ai gardé l’image d’un bonhomme sympathique que j’admirais car il avait réussi quand il était maire de la ville à la réparer, la moderniser et à faire ses cours de mathématiques en classe préparatoire.
A l’Ecole, nous avions Le Populaire, L’Huma, Franc-Tireur, L’Aurore et Le Figaro qu’elle recevait pour nous, les élèves. Avant et après les repas, on jetait un coup d’œil à toute cette presse et on se faisait notre opinion. Le Monde que nous achetions pour nous, nous le gardions dans notre chambre. J’étais de gauche et à l’Ecole je me sentais plus proche des communistes que des socialistes. Robert Lacoste, au ministère de l’Algérie, et Guy Mollet, à la présidence du Conseil des ministres, avaient définitivement discrédité les socialistes. J’avais été invité à une réunion de reprise de cartes à la section du PCF de Seine-et-Oise, dont Saint-Cloud dépendait. Georges Marchais était chargé de représenter sa direction et de répondre aux questions de mes camarades. La façon dont il n’a répondu à aucune m’a découragé. J’ai parfois tracté et défilé avec les jeunes communistes. Quand un copain était pris à coller des affiches par les flics ou la mairie réactionnaire de Saint-Cloud, on payait tous son amende. C’était beaucoup par rapport à nos traitements de fonctionnaires stagiaires, mais nous étions tous solidaires.
Par la suite, à une époque où je travaillais à Chypre, j’ai demandé à mon père de voter à ma place pour René Dumont en 1974. Je ne m’étais pas contenté d’aller suivre mes cours à l’Ecole, à l’Institut de géographie et en histoire à la Sorbonne. Quand je découvrais des sujets intéressants, j’allais aussi à l’Institut d’études politiques ou à l’Institut national agronomique Paris-Grignon. C’est là que j’ai entendu ce précurseur de l’écologie politique. Pour l’agrégation, nous devions étudier, en plus de la France, de l’Algérie du Maroc et de la Tunisie un paquet d’états extérieurs, notamment. toute l’Amérique andine du Vénézuéla à la Patagonie. A l’oral j’avais été interrogé sur le Chili central qui était, à me yeux, la partie le plus simple pour le Chili !