Raymond Badiou : la plus grande faute

Tribune du Socialisme n°2 – 20 février 1958

Lorsque, dans un parti démocratique, une minorité critique les actes de la majorité, elle peut être tentée par le sectarisme et décider que rien n’est bon dans les décisions des dirigeants. Ce n’est pas ainsi qu’agissent ceux qu’on appelle actuellement les « minoritaires » dans la Parti Socialiste : d’abord parce qu’ils sont souvent « minoritaires » pour des raisons différentes et que, sauf sur le problème algérien, ils peuvent avoir des avis très divergents ; ensuite, parce qu’il s‘agit pour eux, non pas de constituer une « tendance », un « parti dans le parti », voire une simple « cabale pour renverser la majorité », mais bien d’amener l’ensemble du parti à penser les problèmes politiques, à ne pas « faire confiance » aveuglément à des camarades qui peuvent, de fort bonne foi, se tromper, bref, à redevenir un foyer de discussion au sein duquel s’élabore  une politique où le pays puisse reconnaître le sceau de la doctrine socialiste.

En effet, ce qui me parait le plus grave dans la situation actuelle, ce n’est pas que le groupe parlementaire prenne telle ou telle position dans telle ou telle circonstance passagère de la vie politique ; c’est que le parti n’exerce pas, sur la population française, l’influence qu’il devrait exercer, dans le sens socialiste, pour des solutions socialistes, ou contre des actes que réprouve la morale socialiste. Prenons l’exemple de l’Algérie : depuis deux ans, le débat est ouvert dans le pays sur ce problème capital. Or, que fait le Parti ? Dans son sein, les leaders de la majorité déploient tous leurs efforts pour prouver que la politique faite par le Gouvernement, et acceptée (sans doute) par le pays, est conforme aux principes socialistes. Autrement dit, à une politique qui est celle de la droite, il faut donner non seulement la caution d’un ministre socialiste, mais encore une approbation doctrinale ! Et comme la guerre d’Algérie a entrainé l’expédition de Suez, il faut justifier la « guerre préventive » par des arguments « socialistes ». Et comme cette guérilla algérienne comporte des atrocités, il faut trouver des raisons « socialistes » de couvrir les atrocités dont on peut se rendre coupable dans la répression. Et comme cette guerre a pour but d’empêcher un peuple soumis d’accéder à l’indépendance, immédiatement ou à terme, il faut trouver des raisons « socialistes » de rejeter le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Cette déviation de la pensée politique dans le Parti est déjà grave en elle-même : elle apporte le trouble chez les meilleurs militants ; elle encourage des « nouveaux venus », ignorants de la doctrine, à prôner l’opportunisme le plus déplorable, et à justifier leur position par l’approbation (supposée) de la masse (non socialiste) de la nation; et elle conduit à des conflits de discipline, qui sont toujours tranchés en faveur de l’opportunisme, contre la fidélité à la doctrine.

Mais il y a plus grave : c’est qu’une voix manque, dans le concert politique français, c’est que l’opinion publique n’entend plus les appels à la raison et a l’humanité, les condamnations du chauvinisme, du racisme et de la violence, qui retentissaient jadis, au temps de Jaurès, au temps de Léon Blum. Le Parti a oublié sa mission fondamentale, qui est d’instruire la masse, de la mettre en garde contre ses entrainements passionnels, de défendre toujours, devant elle, la justice, et de condamner, toujours, dût-elle protester, les méthodes de violence, de contrainte, de mépris de l’homme.

Aujourd’hui, en Algérie, on fait une politique qui, si elle réussissait, aboutirait à maintenir dans son état de soumission un peuple de 9 millions d’habitants ; on lui refuse l’indépendance, même à terme, même à long terme ; on prétend, contre tout bon sens, vouloir réaliser « l’égalité des individus », à travers une dualité de communautés dont l’une entend bien conserver la direction des affaires ; on justifie, par les atrocités de l’adversaire, les horreurs de la répression ; et le parti socialiste se tait, ou approuve. La masse des Français n’entend défendre les principes fondamentaux de liberté, de respect de l’homme, de résistance à l’oppression individuelle ou nationale, que par les Communistes, qu’elle estime disqualifiés, après Budapest. Elle est livrée entièrement à la presse de droite, et à la radio gouvernementale. Peu à peu, elle oublie les principes les plus sacrés, et s’accommode de les voir violer chaque jour… Vienne le temps du coup d’état, elle restera inerte.

La plus grande faute, c’est la faute contre l’esprit, contre l’âme même du Socialisme !

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