
Michel Loubet – 05/10/1930 – 06/09/2024
CHEMINEMENTS ET INTERROGATIONS
1. Les débuts : une révélation
Il y a soixante-dix ans, un adolescent flânant aux abords du Pont-Neuf s’arrêta, intrigué, devant une banderole accrochée au balcon d’un immeuble :
« Jeunesse Ouvrière Chrétienne ».
Ce fut pour lui un choc, un déclic. Ces trois mots donnaient soudain un sens à sa vie : jeune, il l’était ; ouvrier, c’était son ambition – il était alors apprenti papetier-relieur ; chrétien, c’était sa conviction.
Cet adolescent, c’était moi.
Au même moment, par un heureux hasard, un jeune prêtre fut nommé dans la paroisse des Minimes, avec la volonté de créer une équipe de JOC. Il rassembla rapidement une douzaine de jeunes, dont certains fréquentaient plus volontiers les coins sombres du quartier que le parvis de l’église !
Notre première activité fut l’organisation d’un camp de vacances improvisé dans les Pyrénées. Ce fut une réussite. Des liens forts se tissèrent, faits d’échanges profonds, de rires et de discussions au coin du feu.
Certains d’entre nous, passionnés de ping-pong, fondèrent même un club, hébergé dans un local du presbytère. L’un de nos membres était particulièrement doué, et nous connûmes quelques succès sportifs.
De fil en aiguille, une véritable équipe de JOC prit forme. J’en devins le responsable, puis membre d’une petite équipe fédérale autour du permanent régional de l’époque : un certain Pierre Baghi.
Deux ans plus tard, le prêtre dut quitter la paroisse pour s’occuper de ses parents. Les successions furent difficiles, mais, pour moi, c’était l’heure du service militaire – et de la coupure inévitable qu’il imposait.
2. La JOC, école de vie et de convictions
À mon retour, on me proposa de devenir permanent de la JOC régionale.
J’étais logé rue de Metz, avec Marcel Sakiroff et Roger Desbertrand. Ensemble, nous parcourions la région pour animer des groupes de jeunes, souvent accueillis par des prêtres totalement dévoués à la mission jociste.
Nous succédions à trois fortes personnalités qui avaient marqué la JOC régionale : Pierre Nègre, Jo Biglione et Pierre Baghi.
Le premier deviendrait un pilier de la CFDT dans le Tarn, les deux autres des figures marquantes de la CGT à Toulouse. Leur influence, leur engagement, ont forcément marqué mes propres choix, même si j’ai toujours tenu à garder mon libre arbitre.
Syndicalement, je choisis la CFTC, et politiquement, le MLP où militait activement Jo Biglione.
Ce mouvement, devenu ensuite PSU, rejoindra le Parti socialiste au moment de la candidature de François Mitterrand.
Ce fut mon cheminement politique.
J’eus même l’honneur de représenter le Parti socialiste au Conseil régional pendant deux ans.
Mais cette aventure-là est une autre histoire.
3. Le monde ouvrier et le combat syndical
Mon engagement syndical fut, pour moi, prioritaire.
Après mon passage à la JOC, j’intégrai l’entreprise JOB, avant de rejoindre l’usine Bréguet.
Mes anciens camarades m’avaient appris qu’un militant devait vivre au cœur du monde ouvrier. J’étais manœuvre, chargé d’allumer les poêles le matin. Quinze jours plus tard, on me congédia sans explication.
Heureusement, un camarade issu du scoutisme, cadre à la SNCASE (futur Airbus), me fit embaucher comme ouvrier riveur. J’appris mon métier sur la Caravelle, avec passion et fierté.
Je suivis aussi, le soir, une formation de tourneur, deux heures après le travail, dans les ateliers du lycée de l’usine.
À la CFTC, nous n’étions que neuf au départ. Rapidement, nous avons su mobiliser, convaincre, recruter. La section atteignit bientôt 25 % des suffrages. Une équipe soudée, fraternelle, se constitua – je ne peux m’empêcher de citer quelques noms :
Malaterre, Minvielle, Staudenmayer, Palosse, Balard, Lacourt, Bozzo, Solanas, Mercadal, Luque, Teisseire, Duthu, Bourasseau, Lussac, Lavail, Danis, Vallès, Ducournau, Prince, Casteran, et tant d’autres…
Puis vinrent de jeunes ingénieurs dynamiques : Galy, Brière, Berlan, Fougère, Hubert, Grossin, Barde, Viargues…
Une belle génération !
4. Les luttes et les remises en question
Nous avons mené ensemble de nombreux combats, souvent main dans la main avec la CGT, notamment lors du fameux mouvement du « Tam-Tam », qui consistait à interrompre le travail et frapper sur les tôles pour réclamer des hausses de salaires.
La direction réagit d’abord par un lock-out, puis dut négocier.
L’accord obtenu prévoyait +3 % de salaires et plusieurs avancées sociales.
Je tiens d’ailleurs à rendre hommage à M. Puget, PDG de l’époque, l’un des plus « sociaux » que j’aie connus.
Mais les conflits reprirent quelques mois plus tard, et la direction utilisa des méthodes répressives, importées de Marignane, avec le soutien de certains syndicats (FO et CGC). Cela ne fit que renforcer notre solidarité avec la CGT.
5. Servir, transformer, croire
Mon engagement reposait sur deux motivations essentielles :
Servir le monde du travail, pour plus de justice et de respect.
Montrer que les chrétiens pouvaient être aussi révolutionnaires que les communistes.
Avec le recul, ce fut sans doute une erreur.
Nous avons parfois voulu imiter les communistes, alors que nous avions à porter un autre message de transformation sociale, enraciné dans la dignité et la foi.
Pourtant, beaucoup de militants rejetant le totalitarisme stalinien nous ont rejoints.
Je me souviens d’un article intitulé :
« Révolutionnaires parce que chrétiens. »
Cette phrase résume bien ma motivation d’alors.
6. Doutes et espérance
Au soir de ma vie, je m’interroge.
Ma foi d’adolescent m’a accompagné longtemps, jusqu’à la cinquantaine.
Mais la connaissance du monde, de l’histoire, des violences commises au nom de la foi, ont semé le doute : les règles imposées par l’Église, le refus du mariage des prêtres, l’exclusion des femmes, les scandales… tout cela m’a profondément questionné.
Et pourtant, j’ai rencontré tant d’hommes et de femmes admirables, prêtres ou laïcs, portés par une force intérieure, une foi sincère, un don de soi exceptionnel.
Ces rencontres me disent qu’il existe sans doute une force au-delà de nous, quelque chose de « surhumain ».
Comme Mitterrand, qui parlait des forces de l’esprit, ou comme Chevènement et Tapie, j’en viens à penser qu’il y a quelque chose après la mort.
On appelle cela, je crois, l’agnosticisme.
Je n’en sais rien.
Mais j’espère revoir ceux que j’ai aimés.
7. Additif : une parole sur un drame
Je ne peux terminer sans évoquer les crimes commis par certains clercs à l’encontre d’enfants.
Avec mon vieil ami Roger D., compagnon de JOC, nous avons souvent parlé de ce sujet.
Et nous avons fait le même constat :
jamais, parmi la centaine de prêtres rencontrés dans notre parcours, nous n’avons eu le moindre doute sur leur comportement.
Un seul, de notoriété publique, était père d’un enfant.
C’était un homme croyant, généreux et sincère.
Épilogue
Toute une vie de cheminements et d’interrogations, entre foi, engagement, fraternité et doute.
Mais aussi la conviction que, dans les luttes comme dans la foi, ce qui compte, c’est l’espérance – celle de bâtir un monde plus juste, et peut-être de retrouver, quelque part, ceux qui nous ont précédés.
Témoignage de Michel Loubet
(Propos recueillis par Guy Prince, le 12 octobre 2017)
Les premiers conflits et le « TAM-TAM »
Nous avions obtenu 3 % d’augmentation, plus quelques autres avantages dont je ne me souviens plus très bien.
À l’époque, le patron local s’appelait Grimaud. Il faut préciser que la plupart des cadres de l’usine étaient plus ou moins proches du Parti communiste — par conviction pour certains, par opportunisme pour d’autres, dans la continuité de la Libération.
Parmi les plus durs, le chef du personnel, Lannes, était clairement dans la mouvance communiste. Et nous, nous arrivions là-dedans…
Le conflit du TAM-TAM s’était pourtant bien terminé : 3 % d’augmentation et d’autres avantages. Mais six mois plus tard, le TAM-TAM a repris. Ce fut une erreur : ça avait marché une fois, il n’y avait pas de raison d’y retourner. La direction, cette fois, a durci le ton et a favorisé Force Ouvrière, notamment dans les promotions, au détriment de la CGTet de la CFDT.
Avec le recul, je reconnais que c’était un peu de notre faute : on a trop tiré sur la corde.
Le patron sur Toulouse, c’était Dufour (et non Pierson, comme je l’ai cru un moment). Il venait d’être nommé. Un jour, il se promène dans les ateliers et interpelle un ouvrier :
— « Qu’est-ce que vous faites là ? »
— « Et vous, qui êtes-vous ? »
— « Je suis le directeur de l’usine. »
— « Ah ! Et moi, je suis le PDG ! Alors, on peut s’entendre ! »
Avec Dufour, ce fut notre deuxième erreur. Ce n’était pas un mauvais bougre : un grand technicien, formé dans les grandes écoles. Mais à force de durcir les mouvements, lui aussi s’est durci. Un jour, un chef d’atelier m’a dit :
— « Vous avez loupé votre coup : Dufour était plutôt socialiste. »
Les débuts syndicaux à Sud Aviation
Quand je suis rentré à Sud Aviation, il n’y avait que neuf adhérents à la CFTC. Parmi eux : Jean Ducournau, Arnaud Masse, et Calmette.
Les trois militants principaux étaient justement ces trois-là.
Nous avons commencé à nous faire connaître en nous rapprochant de la CGT, vers 1956-1957. Auparavant, j’avais travaillé comme riveur : nous étions 200 à 300 riveurs sur la Caravelle à Saint-Martin-du-Touch. Le soir, je suivais des cours de perfectionnement en tournage à l’école de l’usine. J’étais payé pour me former, mais je suis devenu un mauvais tourneur !
Nos premières actions ? Quelques grèves avec la CGT. FO, à l’époque, restait en retrait. Nous avons pris de l’ampleur en étant souvent à l’avant avec la CGT.
Jean Ducournau a été le premier élu CFTC, sur une liste de la caisse de retraite CRISA. Ce n’était pas encore une élection de représentants du personnel, mais c’était un début.
En 1964, la CFTC est devenue la CFDT, sans grande perte d’adhérents : nous étions une trentaine. De 1956 à 1964, nous avions bien progressé.
Le grand tournant a été le conflit du TAM-TAM, mené avec la CGT et FO : pendant des heures, on faisait résonner les tôles dans les ateliers, créant une pagaille monumentale. Le chef d’orchestre donnait le signal au sifflet ! Cela se répétait deux ou trois fois par semaine.
Un jour, Jean Ducournau m’a dit :
— « Michel, faites attention, les mensuels ne supportent plus le bruit. »
Je crois que je lui ai répondu un peu sèchement, mais il avait raison.
Le PDG, à l’époque, c’était le général Puget — sans doute le plus social que nous ayons eu. C’est lui qui a mis fin au conflit, en fermant temporairement les usines : un lock-out. Il nous a convoqués à Paris pour négocier.
L’Union départementale (UD)
À la UD CFDT de la Haute-Garonne, j’ai succédé à René Ciry. Avant lui, le premier secrétaire avait été André Saury, tout jeune militant anti-nazi, installé rue Lakanal.
Ensuite, nous avons eu un permanent, Claude Corbière, décédé prématurément. C’est toi, Guy, qui l’as remplacé.
Mai 68 et la CFDT toulousaine
En 1968, la CFDT toulousaine était à la pointe. FO nous appelait les « brûleurs de cageots ».
Je me souviens d’être sur le balcon du Capitole avec Raymonde Mathis — une photo existe, prise par Yan.
Ce jour-là, des étudiants voulaient jeter les meubles par les fenêtres. Je suis intervenu pour les calmer. Certains ont crié :
— « Ne l’écoutez pas, c’est un gars de la CGT ! »
D’autres ont répondu :
— « Non, c’est la CFDT ! »
Finalement, ils ont écouté. Le saccage a été évité — mais personne ne le saura vraiment.
Guerre d’Algérie et unité syndicale
Pendant la guerre d’Algérie, la CFDT toulousaine s’est distinguée. Grâce à Saury, nous avions formé un Front syndical avec la CGT, la CFTC et la FEN, uni contre la guerre.
Je me souviens d’un meeting houleux au Sénéchal, où un national, Bourret, avait été attaqué par des fascistes. La Dépêche avait titré le lendemain :
« Un représentant de la CFDT insulte nos soldats d’Algérie. »
C’était faux, et j’étais furieux ! Mais cette période a été l’un des grands moments de mon engagement.
Les dirigeants de Sud Aviation
- Georges Héreil : un radical, centriste, peu marquant.
- Général Puget : le plus social, humain et à l’écoute.
- Ziegler : le meilleur industriel, père d’Airbus.
- Papon : ancien préfet de police, sans relief humainement ni techniquement.
- Cristofini, puis le général Mitterrand ont ensuite pris la suite.
Engagement politique
Mon engagement politique s’est fait naturellement. J’avais suivi Biglione, ancien de la JOC, proche de la CGT mais pas communiste.
Plus tard, j’ai rejoint le MLP (Mouvement de Libération Populaire), qui a fusionné avec le Parti Socialiste Autonome, puis le PSU.
Avec Rocard, le PSU a intégré le Parti Socialiste, et je l’ai suivi.
J’ai ensuite été candidat aux municipales à Toulouse avec Alain Savary, puis conseiller régional. Mais je n’ai jamais voulu mélanger engagement syndical et politique.
Bilan d’une vie militante
« J’ai vécu trois grands moments :
– la guerre d’Algérie et le mouvement syndical uni ;
– la transformation de la CFTC en CFDT ;
– Mai 68. »
Ces événements ont forgé mon engagement.
J’ai aujourd’hui 89 ans et 72 ans de militantisme. J’en garde des regrets, parfois, mais surtout une grande fierté : celle d’avoir vu naître et grandir des dizaines de militants passionnés, devenus de véritables frères de combat.
— Michel Loubet
































